Les cheveux mi-longs emportés par le vent, Anna fixait la porte de service du restaurant, qui se trouvait dans la même cour que la porte de l'atelier de la boulangerie. Il n'était pas là, l'homme de la pause. Il lui avait dit son prénom depuis, mais elle continuait de l'appeler dans sa tête l'homme de la pause. Il était sept heures du matin, alors finalement ce n'était pas si étonnant. Elle frissonna dans la fraîcheur du matin, et quand elle rentra de nouveau dans l'atelier, son collègue lui demanda pourquoi elle n'avait pas mis un manteau avec le temps qu'il faisait dehors. Elle se contenta de hausser les épaules. À vrai dire, souffrir l'aider à ne pas penser, alors elle saisissait toutes les occasions de se faire du mal.

Anna termina de travailler à midi. Elle récupéra un sandwich qu'elle s'était préparé avec les restes, qui auraient de toute façon finis à la poubelle – elle ne se résolvait toujours pas à prendre un panini destiné aux clients, alors même que le patron lui avait dit de le faire, que c'était compris dans son travail. Six ans qu'elle travaillait à la boulangerie, six ans qu'elle refusait catégoriquement. Elle ne savait même plus pourquoi elle faisait ça. Elle n'était pas vraiment têtue dans l'âme et elle acceptait en général tout ce qui pouvait lui faciliter la vie, mais c'était devenu une habitude. Elle ne se privait pas, par contre, de ramener une ou deux miches de pain à la maison, lorsqu'elle terminait le soir et qu'il en restait. « Au revoir » murmura-t-elle à l'intention de la vendeuse. C'était une nouvelle, qui ne devait pas être là pour longtemps puisqu'elle remplaçait celle qui était malade, mais Anna l'appréciait. Elle ne parlait pas beaucoup non plus, alors ça l'arrangeait beaucoup. Elle n'avait ainsi pas à subir tous les matins l'interrogatoire sur son état, son moral, sa santé, que s'évertuait à faire la vendeuse habituelle. Elle savait qu'elle faisait ça parce qu'elle s'inquiétait et elle ne lui en tenait pas rigueur, mais c'était toujours difficile pour elle de mentir. Anna poussa la porte et le vent froid, encore plus froid que dans la petite cour extérieure, lui coupa le souffle. Elle ferma les paupières un instant et les rouvrit, pinçant les lèvres. Elle commença instantanément à grelotter, alors même qu'elle avait revêtu son pull et son manteau. Il fallait dire aussi qu'ils n'étaient pas très épais. Elle croisa les bras et avança tête baissée, bien vite arrêtée par quelqu'un qui se tenait juste devant elle, à quelques mètres à peine de la boulangerie. Elle finit par relever la tête afin de se décaler et passer tranquillement, puisque l'homme ne semblait pas décider à l'éviter, quand elle remarqua de qui il s'agissait. « Oh, Caleb » souffla-t-elle, les larmes lui montant aux yeux aussitôt. Elle les ravala cependant bien vite rapidement et esquissa un petit sourire qui ne le duperait certainement pas. Anna avait tenté par tous les moyens de l'éviter, ces derniers temps – ces derniers mois – parce qu'elle savait qu'il lui demanderait comment elle allait, comment elle arrivait à surmonter tout ça, mais elle, Anna, elle n'avait pas envie d'en parler. Elle aurait aimé ne plus jamais avoir à en parler. C'était pourtant son ami le plus cher, ce grand blond bouclé, et passer du temps avec lui lui manquait malgré tout ; elle se sentait aussi régulièrement coupable, quand elle songeait au fait qu'elle n'avait vraiment pas été une réelle amie pour lui, qu'elle n'avait pas été aussi présente qu'elle aurait dû. Après tout, lui aussi avait perdu un proche, et il méritait tout autant d'attention – si ce n'était plus – que ce qu'il lui accordait à elle. « Je, je dois y aller » ajouta-t-elle néanmoins, précipitamment, d'une voix presque inaudible. Elle était partagée entre l'envie de rester avec lui, et celle, plus égoïste, de ne pas sombrer, mais cette dernière l'emporta. Elle en avait marre d'avoir mal à la gorge à force de se retenir de pleurer, elle en avait marre de sourire alors qu'elle n'était pas heureuse, elle en avait marre de ne pas pouvoir passer à autre chose. Elle savait que le ressasser n'aiderait en rien. Elle le savait par expérience. « J'espère que tu vas bien » lança-t-elle comme un au revoir. Elle plongea furtivement son regard dans celui de Caleb avant de s'en aller. Elle se mordit l'intérieur de la joue droite. Et les larmes refirent surface. Elle essuya l'une d'elle qui perlait au coin de son œil et pris une grande inspiration. Elle avait énormément besoin de son ami, qui lui manquait terriblement, mais ça lui faisait trop mal de parler. Tellement plus mal que la souffrance physique qu'elle s'imposait pour ne pas penser à celle, psychologique, qui la martyrisait à longueur de journée. Anna croisa de nouveau les bras, et baissa de nouveau la tête. Ça faisait trop mal de parler.